Périples et récits

J12 - De sel et de mer

Photo : Laurent Villard
Texte, voix, mixage : Anne-Marie André

Pink Floyd : Marooned
Yann Tiersen : Tabarly, Naval
Arthur H. : La boxeuse amoureuse


De sel et de mer

Il est des matins où le corps et l’esprit ont de la peine à se retrouver.
L’un est engourdi d’une nuit trop longue, trop courte.
L’autre est embué dans cet entre deux
Que prête la nuit à l’aube naissante.

Il est des matins
Où je ne sais où et comment poser celle que je suis.

Ce matin, pourtant, dans les hauteurs du petit raccard ensoleillé
Où je suis venue déposer ma fatigue et prendre de l’altitude,
Je me plonge dans le récit de Florence Arthaud
« Cette nuit, la mer est noire – mémoires d’une femme libre. »

J’aime la mer pour ce qu’elle me renvoie de puissant
De non maîtrisable, de poésie, de musique.
J’aime les arabesques de ses vagues, les rythmes de ses chants archaïques.
J’aime la mer vue de la terre ferme.

La navigation en solitaire, en compétition sur ses eaux déchaînées
A toujours opéré une fascination obscure sur moi.
Un profond étonnement proche de la terreur.
Et lire les périples de ces être ivres de mer
Était hors de portée pour la terrienne que je suis.

C’est Laura, une jeune chanteuse, musicienne et compositrice
A la voix belle et brute, aux textes authentiques, à la sagesse malicieuse
Qui m’a donné l’envie de percer le secret de cet univers redoutable.

Laura, par le couperet tranchant de la maladie
En spectatrice impuissante, a vu s’évanouir
Un beau projet de formation à Paris

A l’impatience de vivre à grande vitesse
Elle a dû opposer le long silence de l’endurance.
Affronter ces vents contraires qui terrassent des vies

De même qu’on lance une bouée au large
Sa mère a rassemblé tous les livres de Olivier de Kersauson
Sagement rangés dans la bibliothèque familiale.
Puis, comme on disposerait des valises dans une soute à bagages,
Elle les a empilés sur la petite table de nuit à côté du lit d’hôpital

Et voilà,
Bon voyage ma fille !
A défaut du train pour Paris,
Laura pouvait prendre la mer !

D’eau salée, de vagues gigantesques, de couchers de soleil sublimes,
De solitudes comme nulles autres elle s’est gavée.
Traversant à bout de souffle le pays de tous les risques,
Celui de la guérison espérée, réclamée, attendue.

Je ne savais rien ou presque de Olivier de Kersauson sinon qu’il était un de ces fous
Qui roulent leur bosse dans cet univers marin de silence et de vacarme

A l’autre bout du fil Laura évoque ce voyage sans départ et sans arrivée.
Et de mon côté déjà, résonne l’appel du large.

Prise dans la vitesse d’une course autour du monde à la voile, je lis d’une traite « Homme libre ». Olivier de Kersauson et ses 4 co-équipiers à bord d’un trimaran de 27 mètres, sont partis pour améliorer le record de cette course folle.

Si l’homme se dit peu. Sa passion est contagieuse. Tenue en haleine par le quotidien de cet équipage, je découvre une surprenante communauté de vie.
Je perçois des trésors d’humanité, de gestes, de regards, de cris, de postures, de courages, de générosité, de solidarité. Si peu de mots dans ces vies hors sol. Dans les vagues monstrueuses des cinquantièmes hurlants, pas de place pour les paroles creuses. La vie à bord est à l’économie, à l’essentiel. Les paroles aussi. Tous les sens en éveil. Chaque seconde pèse le poids de l’éternité dans le combat avec ou contre les éléments.
Un geste peu faire basculer le fragile équilibre de cette vie-là. L’expertise s’exprime comme une chorégraphie de l’urgence et de la survie. La vie de chacun en dépend.

C’est par un silence long de huit minutes qu’il évoque Florence Arthaud dont la vie s’est tragiquement tue dans un accident d’hélicoptère en Argentine, en 2015.

Florence Arthaud, navigatrice passionnée de la vie, courageuse, belle, forte a aussi mené un combat de femme. Sa ténacité à parcourir les mers en solitaire, à franchir des lignes d’arrivées, à tourner seule dans son trimaran autour du monde, était aussi une signal fort pour que l’on reconnaisse enfin les femmes qui se prêtent à cet art d’ordinaire décliné au masculin.

Lever des fonds pour construire un bateau qui va concourir ne suit pas un parcours identique que l’on soit navigateur ou navigatrice.

1990. Elle vient de gagner la Route du Rhum. Elle présente le budget pour la construction du bateau de ses rêves à un potentiel financeur : « … il m’avait lancé que j’étais la femme la plus chère du monde. Moi, je ne demandais qu’une chose : la même considération que les hommes. »

Et encore …

« … lorsqu’on fait l’éloge de mon courage, je réponds souvent que les filles qui acceptent d’aller toute leur vie à l’usine ou même au bureau sont bien plus courageuses que moi. »

Sauvée in extremis après qu’une grosse bousculade de vague inattendue l’ait projetée au large des côtes de la Méditerranée, elle écrit : « Ce salut qui m’a été donné, je le ressens comme une deuxième vie qui m’est offerte. Je veux donner. Je veux pouvoir aider celles qui, comme moi, rêvent d’aventures, à faire de leur vie leur rêve. J’ai envie de me consacrer aux femmes qui souhaitent naviguer. »

Ne sommes-nous pas aussi, à notre manière, des femmes, des hommes d’exception ? Luttant contre vents et marées pour rester debout, en dépit de tous les obstacles en travers de nos vies. Bousculés par les tempêtes et les rugissants qui agitent un monde qui nous dépasse ? Hommes et femmes dans l’extraordinaire de notre ordinaire

Kersauson ne dit pas autre chose dans les récits de ses aventures. Ecrivain, poète, artisan du fol amour des océans, il est aussi fin qu’il est rude. Le suivre dans ses ouvrages, c’est entrer dans un monde inouï d’émotions. C’est être transporté de l’immensité des mers à l’immensité de l’âme. A ses détours, ses surprises, ses vents, ses courants redoutables.

Pour terminer ce récit, ce périple, de sel et de sang, de voyages et de rêves, de passion et d’amitiés indélébiles, voici les mots de Olivier de Kersauson évoquant Florence Arthaud.

« Je suis passé chez Jean Le Rouzic, (…) on ne s’était pas vu depuis la mort de Florence et tout à coup l’un de nous a prononcé son prénom et nous nous sommes tus. Nous n’avons plus parlé pendant sept ou huit minutes. Huit minutes de prières sans doute. Puis nous avons parlé d’aure chose et je suis parti. Là où aurait pu s’installer un dialogue fort, s’est installé un silence encore plus fort. C’est la présence, au fond, qui s’est installée. La présence de Florence et pas son absence. La vraie présence. »

Anne-Marie André
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