Périples et récits

J15 - Au fil de l'eau... coule la vie

Laura Marling : What we wrote
Albanese : Slow Within
Mich Gerber : Levanto
Mikis Theodorakis, World : The train leaves a eight

Au fil de l’eau… coule la vie !

La musique déverse son monde dans le sien.
Oreilles ouvertes, cœur déchaîné, la voici à nouveau égarée dans ce vaste inutile.
Qui est-elle sinon celle qu’elle joue depuis si longtemps.

Elle enfile son manteau et s’en va rejoindre ce bord du lac, appuyé à la forêt de menhirs. Perdue dans ses pensées. Longe le petit ruisseau. Croise le banc au bord du chemin après deux ou trois petites courbes, toutes de douceur. Elle ne s’y arrête jamais. Trop près des promeneurs, il ne laisse aucune chance à l’intime pensée de trouer le temps qui s’ennuie.

Le sentier débouche sur un autre qui tout en langueur va enfin rejoindre les bords du lac. Son lac. C’est toujours le même, et jamais il n’est identique. Les couleurs de la journée embrumée ont un fond de gris et laissent entrevoir le bleu délavé d’une étendue sans fin. On se croirait au bord de la mer. C’est si bon. Elle y vient souvent et jamais ne s’en lasse.

Des images intérieures viennent se superposer à celles qui s’estompent dans son regard.
La vie, la vie ! Une histoire qui n’en finit pas de se raconter. Elle en est tantôt le paragraphe, la ligne, la virgule, le mot de trop, l’interrogation, le silence.

La vie encore et toujours ! Une partition qu’elle interprète au fil du temps. Troublée parfois par une musique qui cherche à percer de l’intérieur. Elle avance à tâtons, se trompe souvent de direction, n’a pas le sens de l’orientation. Au jour le jour, elle compose sa mélodie, sa vie. Avec gratitude et se moque de ne pas savoir lire les notes.

Un petit banc en retrait du sentier l’attend. Elle s’arrête et s’y installe. Il est posé parmi d’autres, dans le repli d’une jetée qui s’articule en 4 syllabes : « Intégration ».
En face de cette jetée toute arrondie, des petites îles réservées aux oiseaux migrateurs. Une aire de repos dédiée à ces voyageurs en quête d’un territoire accueillant.

Paisible, elle se laisse gagner par les souvenirs du lieu. Un des rares vestiges d’une extraordinaire explosion de fêtes. Presque vingt ans plus tôt. Portant le nom générique d’Expo 02 » alors quelle aurait pu se nommer fièrement « Eloge à la vie » ou encore « Fête de la rencontre ». Durant six mois, cette vaste région baignant dans trois lacs se réveillait chaque matin sous les feux éclatants de l’expression, de la création, de l’échange, de l’émerveillement, de la présence. Il n’y avait aucune prescription de distance. Et venant de partout, des foules se déversaient chaque matin dans les gare de ces arteplages.


Juste à côte de la presqu’île « Intégration », il y avait le « Le Mondial ». Un rendez-vous incontournable de cette Expo 02. Quelques murs, un toit, un restaurant, une scène, un bistrot. On y mangeait, buvait et on venait s’y perdre. Pour se réveiller dans les musiques et les danses d’un monde que l’espace d’un soir, on espérait rond comme les mots d’amour et de respect suscités par l’enchantement du lieu.

Comme elle aimait cet endroit c’était un rendez-vous amoureux !

Six mois d’une expérience complètement folle et coûteuse. Mais tellement essentielle, s’adonnant de jour comme de nuit à la folie joyeuse, à la déraison si sage, à la poésie décalée, aux pointes d’humour si sérieuses.

Souvenir tangible de cette sage folie, la petite planète intégration a survécu avec quelques tables et bancs épars sous le regard impassible des cygnes, des canards et des oiseaux migrateurs.

L’intégration. Si fragile. Peut-être un souffle qui guette l’envol d’un oiseau, une vie reconquise au hasard des pas perdus, une rencontre décisive. Un tressaillement, un refrain, une mélopée, un chagrin débusqué.

Elle se souvient de ces rencontres autour de quelques bouteilles et de casse croûtes improvisés où, seuls les rires et les larmes parlaient une langue commune. Le temps en arrêt et le souffle en apnée, il planait sur toutes ces personnes, le désir intense de saisir quelques bribes de ces partages et confidences d’un autre monde.

Elle s’installe. Des écouteurs dans les oreilles, toute absorbée à écouter une histoire, elle ne voit pas Juliette qui lui fait signe et s’installe en face d’elle.
Elles se saluent. Puis, Juliette, sans transition, se met à raconter quelques chapitres de sa propre histoire. Elle brosse un tableau de sa vie difficile et complexe. Le registre change.

Elle, elle interrompt le roman audio pour se brancher sur celui de Juliette. Le lac se perd dans l’autre rive. Les paroles dévoilées s’écoulent sur les vagues et disparaissent dans les profondeurs. Elle essaie de comprendre, d’imaginer l’esquisse de cette vie qui lui est confiée. Avec une délicate tendresse et la conscience de son impuissance face à la souffrance de l’autre.

Furtivement, elle jette un coup d’œil à sa propre histoire. Réalise l’importance de faire la paix avec soi.

L’heure avance. Juliette prend congé.

Elle reste là. Prend le temps de déposer les mots qu’elle vient d’entendre. Laisse se faire ce qui se défait. Savoure cette immobilité apparente, reconnaît le timbre de la gratitude en elle.
Ces états d’âme qui recouvrent parfois d’une toile invisible ses nuits d’insomnie, ne sont certainement pas ses ennemis. Peut-être juste des galets qui dessinent puis effacent des remous dans sa vie
Elle sourit puis refait le chemin inverse.

Revenir sur ses pas n’est jamais le même voyage. Cette petite incursion dans le passé a déréglé son horloge. Où est-elle restée ? Où est-elle arrivée ? Une chose est certaine, si elle n’a pas progressé d’un centimètre dans le chapitre des doutes, elle a déjoué celui qui traite de l’immobilité. Car elle le sait, le doute la fait bouger, la remet en marche, l’empêche de se figer. Alors elle ne doute pas qu’elle doute.

Elle va, va, va, va et revient, reviendra.

A très vite !

Anne-Marie André
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